[ Et quand vous enlevez l’autre peau, le sac qui vous sert de visage ils sont là les soucis ]
Pas un rêve
Ce n’était pas un rêve. Entré en
poussant une porte de verre parce que
d’autres entraient et puis avec eux dans la
salle noire. En poussant porte encore plus
lourde. Eux étaient assis sur les fauteuils,
et vous. Cela qui vous poussait et vous
inquiétait. Vous avez marché au-devant
d’eux et les avez pris à témoin. Quel est le
visage que tu portes. Regarde à tes côtés
regarde ton voisin. En quoi le reconnais-tu
pour l’autre. Qu’est-ce qui n’est pas pareil
quand les yeux se séparent du visage et
regardent. Si c’est la bosse ici et ce qui est
marqué de géographie sur la carte. En
inquiétude, et en surprise, et si cette
personne, là que vous pouvez toucher des
mains. Qui est près de vous. Tout près de
vous assise. Si c’est l’émerveillement qui
est dessiné sur sa bouche et l’affection. Et
ce qu’il y a dans sa petite valise de cette
affection et même si la valise est trop
lourde ou trop grosse. Ou bien qu’on la
voudrait bien plus grande et plus lourde.
Qu’on s’offrirait même de la porter s’il
fallait, si c’est affection de soi-même ou de
l’autre. Et vous vous étiez là à vouloir
savoir ce que pour un autre signifie son
visage. On ne vous répondait pas.
S’ils ont osé, regardé dans la valise ?
Sans doute. Ils n’ont rien trouvé.
Qu’est-ce qu’il faudrait : se regarder
dans la bouche, crier dedans ou appeler par
l’intérieur et soulever. Chercher une
charnière ou un bouton ou mettre un
couvercle transparent pour voir dedans,
maintenant vous étiez devant eux et vous
aviez l’air un peu bête, c’était pas prévu
tout ça . Mais ce n’était pas dans un rêve.
François BON |Souci | INVENTAIRE invention Editions et aussi TIERS-LIVRE Fictions
Octobre 2004 |Page 16 à 18
Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre
pour voir les champs et la rivière.
Il ne suffit pas de n’être pas aveugle
pour voir les arbres et les fleurs.
Il faut également n’avoir aucune philosophie.
Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres : il n’y a que
des idées.
Il n’y a que chacun d’entre nous, telle une cave.
Il n’y a qu’une fenêtre fermée, et tout l’univers à
l’extérieur ;
et le rêve de ce qu’on pourrait voir si la fenêtre s’ouvrait,
et qui jamais n’est ce qu’on voit quand la fenêtre s’ouvre.
Vérité, mensonge, certitude, incertitude…
Cet aveugle là-bas sur la route connaît aussi ces paroles.
Je suis assis sur une haute marche et je serre les mains
sur le plus haut de mes genoux croisés.
Eh bien, vérité, mensonge, certitude , incertitude,
Qu’est-ce que tout cela ?
L’aveugle s’arrête sue la route,
sur mon genou j’ai décroisé les mains,
Vérité, mensonge, certitude, incertitude, tout
revient-il au même ?
Quelque chose a changé dans une partie de la réalité
- mes mains et mes genoux.
Quelle est la science qui explique ce phénomène ?
L’aveugle poursuit son chemin et je ne fais plus de
gestes,
ce n’est déjà plus la même heure, ni les mêmes gens,
ni rien de pareil.
C’est cela, être réel.
Fernando PESSOA | L’œil du poète |Poèmes désassemblés
Textuel Diffusion Le Seuil | 1999 |Pages 38 à 39
Il y a comme un malentendu
entre toi et le monde
des souvenirs en partance
qui déshabillent nos rêves
des soleils égarés – révolus –
qui se meurent qui se meurent
un malentendu tenace
entre celui qui écrit
au bord de l’abîme
dans son néant sonore
et celui qui jamais ne lira
à la pointe des galets
pour qui écrit-on ?
pour les morts car
à qui d’autre écrire
les morts, eux seuls
savent nous lire
entre les mots les lignes
les pages même
et si une page
parfois reste muette
c’est qu’elle est traversée
par le souffle de la vie
par l’haleine des vivants
[…]
A quoi servent les livres
qui jamais ne seront lus ?
et d’où vient tout ce vent
qui souffle en nous
qui gonfle nos poitrines
d’où vient cette sous-jacente lumière
qui trop rarement nous inonde
parfois le soir à la plaine des sables
où la rivière des pluies
ensemble nous refaisons la vie buissonnière
le temps importe peu
le temps plie – se déplie
le temps chiffonne
le temps récompensé
parfois la nuit à la pointe des galets
ensemble, dans le vif, nous tranchons
[…]
en amont du livre avant lui,
néant sonore, nuit du langage,
le fait noir est annoncé
à manapany-les bains
dès l’aube le soleil s’endort
dieu des hommes pardonne
au damné que je suis
protège son visage défait
suspendu aux lèvres de ton cri
là où l’instant s’abîme
s’abîme encore la lumière
et l’oubli seul demeure
ce sont les autres qui m’écrivent
c’est à leur source que je bois
Thierry RENARD | Le fait noir | Paroles d’Aube
1993 |Pages 51,55,63
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